21 janvier 2016

Faillite des hôpitaux français : Comment en est-on arrivé là ?


On entend que l'État français aurait interdit aux hôpitaux d'attaquer une banque ? On nous parle de franc suisse, de dettes de 500 millions, de panique et d'une centaine d'hôpitaux dans une situation financière « très délicate ».

Qu'est-ce que ça veut dire ? Comment tout cela est-il arrivé ? Mais où est donc or ni car ? Enquête...

Comment en est-on arrivé là ? (Chronologie)

▶︎ 1966 - Création de la Caisse d'Aide à l'Équipement des Collectivités Locales (CAECL)[1] : un fonds d'investissement public géré par la Caisse des Dépôts[2].

▶︎ 1986 - Les taux que pratiquait la CAECL étaient fixes, mais pouvaient parfois être très élevés[3].

▶︎ 1987 - Edouard Balladur[4] et son équipe, fraîchement arrivés au ministère de l'Économie proposent une « solution » à ce problème de performance. Pour eux, la CAECL n'est pas assez souple. Privatiser la structure va permettre de faire fi de ses lourdeurs[5]. Notamment, en passant d'un taux fixe à un taux variable, on devait pouvoir profiter de baisse de taux [3].

En effet, un taux variable pourra être plus bas par moments, mais il devient soumis aux fluctuations du marché. En privatisant la CAECL, Édouard Balladur jouait ainsi en bourse le budget d'investissement des hôpitaux et des collectivités locales : si les taux baissaient, on était bon, et s'ils montaient .... ? Mince alors ! Il faut croire que monsieur le ministre n'avait pas pensé à cette éventualité.

Édouard Balladur est alors en poste depuis 5 mois. Le titre officiel de sa fonction est : « Ministre d'État, chargé de l’Économie, des Finances et de la Privatisation ».[4] Il aura surtout retenu le dernier mot.

La CAECL est donc privatisée et devient alors le Crédit Local de France (CLF). C'est-à-dire une banque d'investissement privée faisant appel aux produits et services financiers offerts sur les marchés [2]. 

CAECL vs CLF
 
Crédit Local de France : avec un tel nom, le citoyen peu attentif ne remarquera pas le caractère privé de l'institution. Il y a pourtant bien une différence de nature entre la « Caisse d'Aide à l'Équipement des Collectivités Locales » et le « Crédit Local de France ».

Le CLF connaît un succès international qui sera couronné par une entrée en bourse dans le CAC 40 en 1993[6] (belle performance ! il faut dire que l'appropriation de l'intégralité du marché public à une entreprise privée a dû aider !). L'état français en possède alors 25,5%, la Caisse des Dépôts 25%, et 49,5% appartiennent à des investisseurs ainsi qu'à des particuliers français et étrangers[2].

Dans les faits, le CLF est donc détenu au moins à 50,5% par la France. C'est son changement de statut juridique qui est le tournant le plus crucial. En effet, l'État ne dirige plus, il est juste actionnaire. Or n'est-il pas dans la nature d'une entreprise privée d'essayer de survivre (en faisant des bénéfices) plutôt que de s'occuper du bien-être des hôpitaux ?

Tant que l'État était encore détenteur majoritaire, le CLF fleurissait encore pas mal. C'est 10 ans plus tard que la machine à fabriquer du caca de mauvaises choses se mit en route :

▶︎ 1996 - L'alliance entre le Crédit Communal de Belgique et le Crédit Local de France donna naissance à Dexia. Enfin, les dirigeants peuvent mettre en place la stratégie de « modernisation » dont ils avaient toujours rêvé[7].

▶︎ 2008 - Patatra, la fameuse crise des subprimes. L'agence Moody's, qui fait la pluie et le beau temps, baisse alors la note de Dexia à « C- ». On découvre alors la gestion financière catastrophique du groupe. Plus de 6 milliards de pertes. Il sera néanmoins sauvé par des soutiens d'états[8] : 
 
3 milliards de l'État français (via Caisse des Dépôts)
3 milliards de l'État et les régions belges
376 millions du gouvernement du Luxembourg

Elle est salée, la facture ! Mais peut-être pas encore assez : les collectivités locales et hôpitaux continuent de se financer chez Dexia (en emprunts toxiques).

▶︎ Octobre 2011 - Dexia est à nouveau au bord de la faillite. Un communiqué annonce le prochain démantèlement de la banque[9]. Cette année-là, le groupe afficha une perte de 11,6 milliards.

- Dexia perd 6 milliards en 12 ans.
- On paye leur facture.
- Dexia reperd 11 milliards en 3 ans.
- WTF ?!

▶︎ Février 2013 - Création de la « Société de Financement Local » (SFIL), 100% publique, afin de reprendre l'activité de financement des collectivités locales (qui appartenait à Dexia). Elle a pour mission d'aider les collectivités locales ayant souscrit des « emprunts toxiques ». Elle dispose pour ce faire d'un fonds de 1,5 milliard d'euros. Mais les collectivités locales restent malgré tout dans une situation financière effrayante[10].

▶︎ Décembre 2013 / Avril 2014 - Création de l'article 60 de la loi de finances, qui interdit aux hôpitaux de contester ces emprunts. Commode, car une décision de justice venait de sanctionner leur caractère illégal. En effet, une faille figurait sur la plupart des contrats : le taux effectif global (TEG), c'est-à-dire le coût total du crédit n'était pas mentionné[11]. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l'article 60 rend donc légaux[11][12] des contrats illégaux de manière rétroactive. Ainsi, les hôpitaux sont piégés et donc obligés de rembourser.

Rappelons que la France était engagée à 36,5% de 150 milliards. Avec cette loi de finances, l'État esquive une facture d'un montant maximal de 54 milliards (36,5% de 150 milliards) en cas d'invalidation judiciaire des emprunts, et abandonne ainsi clairement ses hôpitaux.

En contrepartie de l'article 60 : un fonds de 100 millions a été débloqué (mais on y revient bientôt...).

▶︎ Janvier 2015 - Le taux de change fixe 1€ = 1,20 franc suisse est abandonné[13]. Du jour au lendemain, le franc suisse devient 20% plus cher[14][15]. La conséquence directe est qu'aux 720 millions d'emprunts toxiques que Dexia avait vendus aux hôpitaux français, s'ajoutent soudainement 500 millions de plus[16]. Une augmentation du montant de la dette de 70%.

Pour une centaine d'hôpitaux français (les plus fragiles financièrement), c'est le coup de massue. Ils sont tout simplement incapables de rembourser.

▶︎ Le 11 février 2015 - La fédération hospitalière de France écrit une lettre à François hollande[16] : 
 
Il est urgent qu'un dispositif gouvernemental de règlement de la dette des hôpitaux soit mis en place, qui devra nécessairement impliquer une mise à contribution financière des établissements bancaires[16]. (...) pour que les intérêts des hôpitaux et des Français ne soient pas sacrifiés au profit des intérêts des banques[16].

Mais attendez ! On avait justement un fonds de 100 millions d'aides prévu (en contrepartie de l'article 60), vous vous souvenez ? Problème : Bercy ignore où ils se trouvent ! (Voir la réaction choquée du journaliste de BFM reportant l'info).

Comment peut-on « perdre » 100 millions ?
 
C'est un « fonds », c'est-à-dire un budget « prévu ». Si je prévois 100 millions, alors il faut que sur la balance comptable, j'ai un excédent d'au moins 100 millions auxquels je ne touche pas. Je les fais correspondre virtuellement à la ligne comptable « Aides aux hôpitaux ». Quand on dit que Bercy ignore où sont ces millions, c'est qu'ils ne se trouvent sur aucune ligne comptable, prêt à être dépensés pour les hôpitaux. Pour « retrouver par magie » des millions ainsi perdus, pas d'autres choix que de piocher dans les autres budgets.

Ces emprunts ainsi que l'interdiction de recours devant la justice française étant illégaux, les hôpitaux menacent de se rendre devant la Cour de justice européenne de Luxembourg[16].

▶︎ Le 23 février 2015 - Comme rien ne bouge malgré la centaine d'établissements hospitaliers en faillite[16], la lettre est rendue publique.

▶︎ Le 24 février 2015 (le lendemain !) - Magie magie, on a retrouvé les 100 millions (on se doute bien qu'ils ont dû gratter des budgets ailleurs, mais chut, une bombe à retardement n'est un problème que lorsqu'elle explose).

Petite chose à savoir pour ceux qui ne se seraient pas déjà vomis dessus
 
Ces 100 millions étaient en réalité financés à 75% par les hôpitaux eux-mêmes[17]. Cela signifie que sur la ligne comptable des budgets d'état, un excédent de seulement 25 millions alloués à ce fonds était nécessaire. Le reste des 75 millions prend la forme de directives de dépenses aux hôpitaux afin qu'ils économisent sur leurs dépenses futures[18]. Donc 100, ça signifie : 25 + "économise 75 stp". A quoi ça sert ? À faire participer les établissements plus riches pour aider les plus pauvres.

Dans la foulée, on annonce 300 autres millions qui seront ajoutés à ce fonds : « Ces ressources supplémentaires seront intégralement apportées par une contribution des banques et permettront d'aider en priorité les hôpitaux dont la situation est la plus critique » [17].

Gérard Vincent, délégué général à la Fédération Hospitalière de France (FHF), se dit satisfait d'une telle mesure (pourtant, juste avant il estimait les besoins à 500 millions d'euros au minimum[18], qu'est-ce qu'il se passe Gérard ?).

Tout compte fait, c'est donc un effort de 175 millions d'économies que les hôpitaux devront fournir en raison de l'envolée du franc suisse.

Feuille de calcul pour ceux qui n'auraient pas suivi : )
500 millions (de dette supplémentaire du fait de l'abandon de la parité Franc suisse / Euro)
− 25 millions de fonds d'urgence (100 millions financés à 75% par les hôpitaux, il ne reste réellement que 25)
− 300 millions de fonds d'urgence BIS (ajoutés au dernier moment dans le fond d'urgence par le gouvernement suite au scandale provoqué par la lettre)
= 500 - 25 - 300 = 175 millions dans la pomme des hôpitaux français. 
 
Jusqu'où va t'on descendre ?

C'est dans ce contexte déjà suffisamment morose que la ministre de la Santé annonce 3 jours plus tard, le 27 février, un plan visant à faire 3 milliards d'économies[19].

Où va t'on piocher ces 3 milliards d'économies ? Tout d'abord en baissant la qualité des soins[19] :
860 millions d'euros sur la masse salariale (22 000 licenciements)
450 millions sur « les rapprochements entre hôpitaux voisins »

Et ensuite sur des choses assez peu réalistes comme :
1,2 milliard sur « la mutualisation des achats des hôpitaux et l'obtention de meilleurs tarifs auprès des fournisseurs »
Et patati et patata

Au fait, juste pour le plaisir, notons que 3 milliards, c'est justement ce que la France avait déboursé pour sauver Dexia, en 2008. Cherchez l'erreur. De là à dire que l'on prend aux hôpitaux pour donner aux banques, il n'y a qu'un pas que nous n'oserons évidemment pas faire.
Barba-conclusion :

Les hôpitaux sont durement frappés. Pourtant, leur état était déjà très inquiétant, comme nous l'avons entre autres constaté avec la crise des urgences pendant l'épidémie de grippe du mois de janvier et de février 2015. Cette crise fera d'ailleurs l'objet d'un futur article.

Nous sommes très inquiets quant à l'avenir des hôpitaux français. Car malgré tout le dévouement du personnel, un tel coup de poing dans les finances ne pourra avoir qu'un impact négatif sur la qualité des soins, et donc sur notre santé à tous.

Chronologie de la Caisse des dépôts et consignations, consulté le 17 septembre 2015.
Dexia - Crédit local de France, consulté le 17 septembre 2015.
Journal officiel du sénat du 07/08/1986, publié le 07 août 1986.
Édouard Balladur, ministre de l'Économie, des Finances et de la Privatisation, consulté le 18 décembre 2015.
Journal officiel du sénat du 10/05/1988, publié le 10 mai 1988.
Historique de la composition du CAC 40, consulté le 17 septembre 2015.
Dexia : Groupe, consulté le 18 décembre 2015.
Dexia - Crise financière 2008-2009, consulté le 17 septembre 2015.
Dexia - 2011, consulté le 17 septembre 2015.
SFIL - Société de financement local, consulté le 18 décembre 2015.
Dexia: les hôpitaux interdits de recours contre les emprunts toxiques, publié le 18 décembre 2013.
Emprunts toxiques : un sale été pour les communes touchées, publié le 30 juillet 2014.
La Suisse renonce à bloquer le cours du franc face à l’euro, publié le 15 janvier 2015.
TAUX DU 14/01/2015 POUR L'EURO / FRANC SUISSE, consulté le 25 septembre 2015.
TAUX DU 15/01/2015 POUR L'EURO / FRANC SUISSE, consulté le 25 septembre 2015.
Emprunts toxiques : les hôpitaux en appellent à Hollande, consulté le 17 septembre 2015.
Emprunts toxiques : les hôpitaux obtiennent 300 millions d'euros d'aides supplémentaires, publié le 25 février 2015.
Les hôpitaux français plombés par les emprunts toxiques, publié le 24 février 2015.
Comment les hôpitaux vont devoir économiser 3 milliards d'euros, publié le 28 février 2015.
 

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