26 octobre 2016

Le temps...


Le temps est devenu un casse-tête pour les physiciens. Il leur pose des problèmes à la fois formels, conceptuels et philosophiques dans des disciplines aussi diversifiées que la mécanique quantique, la thermodynamique et la théorie de la relativité.

Il s’agit donc d’un sujet à la fois délicat et pluridisciplinaire qui compte tenu du cloisonnement de la science, atterrit très largement dans le domaine de la philosophie des sciences.

Les anglo-saxons étant plus pragmatiques, c’est sur notre vieux continent que l’on trouve les réflexions les plus audacieuses sur le sujet. La France est d’ailleurs loin d’être en reste.

Les francophones ont ainsi été particulièrement sensibilisés à la question du temps et de ses mystères grâce aux ouvrages de plusieurs physiciens dont je vais parler ici.

Citons au premier rang le talentueux Etienne Klein, auteur de plusieurs livres sur le temps parmi lesquels “Les tactiques de Chronos” et “Le facteur temps ne sonne jamais deux fois”. Dans ces ouvrages, il soulève particulièrement bien le problème de l’irréversisibilité et décrit le caractère illusoire de notre sensation ordinaire de l’écoulement du temps. Etienne Klein est aujourd’hui considéré comme le grand spécialiste du temps en physique et il est certainement celui qui a le mieux synthétisé nos connaissances dans ce domaine. Je présente ci-dessous un aperçu très bref mais crucial de son questionnement le plus récent sur le sujet.

Dans ses conférences et dans son dernier livre “Et si Einstein m’était conté”, un second physicien français a brillament exprimé des idées plutôt osées sur le temps: il s’agit du professeur de physique théorique Thibault Damour. Il y aborde la question clé de l’absence de séparation entre passé, présent et futur sous l’angle de sa spécialité, la théorie de la relativité générale. De tous les physiciens français, il me semble le mieux placé pour soutenir de la façon la plus crédible qui soit cette déclaration: “Le futur est déjà là”. Une affirmation prononcée dans une conférence sur laquelle nous revenons dans cette page.

Je présenterai enfin les idées d’un troisième physicien, Carlo Rovelli, professeur de physique théorique à Marseille. Il est l’auteur avec Lee Smolin de “la théorie de la gravité quantique à boucles”, une théorie de grande unification concurrente de la théorie des cordes qui remet en question notre conception du temps en éliminant tout simplement la variable temps “t” des équations de la physique. Ceci amène Carlo Rovelli à conclure notamment que la réalité ne peut pas se créer dans le présent car pour la physique le présent, voire le temps lui-même, n’existe pas.


Etienne Klein



Le 4 octobre 2012 sur France Culture, Etienne Klein a fait une présentation très claire des deux conceptions du temps qui s’opposent à l’heure actuelle en physique: l’univers bloc et le présentisme, en se prononçant en faveur d’une habile synthèse entre les deux. Je souligne cette émission parmi tant d’autres qu’il fait régulièrement, parce qu’elle rejoint les hypothèses fondatrices de la théorie de la double causalité que sont le futur déjà réalisé et le libre arbitre:

– la théorie de l’univers bloc considère que le futur est déjà réalisé et que le passé existe encore mais que tous deux sont statiques: interdisant ainsi tout changement et respectant ainsi le postulat du déterminisme.

– la théorie du présentisme considère que le futur n’est pas encore réalisé et que le passé n’existe plus, ce qui laisse une marge de manœuvre concernant le futur : nous entrons ici dans l’indéterminisme.

Etienne Klein se prononce à la fin de cette courte émission en faveur d’une synthèse urgente entre les deux qui permettrait de considérer que le futur est déjà présent, mais que nous pourrions dès maintenant agir sur celui-ci en le colonisant intellectuellement (élégante façon de parler d’une action de la pensée). Je le cite:

<< D’où ma proposition, sans attendre que les physiciens accordent leurs violons, ne faudrait-il pas bricoler d’urgence une habile synthèse entre le présentisme et l’univers bloc, les mélanger astucieusement pour donner corps à l’idée que le futur existe déjà, que c’est une authentique réalité, mais que cette réalité n’est pas complètement configurée, pas intégralement définie, qu’il y a encore place pour du jeu, des espaces pour la volonté, le désir, l’invention… bref, plutôt que de faire joujou avec l’idée de fin du monde, ne serait-il pas temps de commencer à coloniser intellectuellement l’année 2050, comme on l’avait fait pour l’an 2000, puisque quelque soit le moteur du temps, cette année 2050 finira bien par atterrir dans le présent de tous ceux qui seront là en 2050 ! >>

Une émission à réécouter ici:

Je me suis senti très concerné par cette intervention car j’ai moi-même travaillé dans l’urgence, dans mon livre “La Route du Temps”, sur une synthèse entre le présentisme et l’univers bloc que j’espère habile: la théorie de la double causalité n’étant rien d’autre qu’une telle synthèse. J’ai bel et bien ressenti une situation d’urgence à l’écrire, compte tenu de la crise actuelle, avant même d’écrire mes premières publications qui la légitiment scientifiquement (au moins en partie) et qui reposent sur la physique de l’information.

J’irais même jusqu’à proposer ceci: Univers bloc + Présentisme = Physique de l’Information

La physique de l’information devrait en effet expliquer entre autres, pourquoi notre futur déjà réalisé n’est pas encore complètement configuré.

Elle pourrait fort bien répondre à la question suivante: quelles seraient les conséquences sur notre présent de notre colonisation actuelle de l’année 2050 dans la mesure où cette année serait déjà là, c’est à dire accessible à nos intentions en termes d’informations transmises ?


Thibault Damour



Thibault Damour est professeur permanent à l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques depuis 1989. C’est un physicien spécialiste des trous noirs, de la gravitation relativiste et de la cosmologie de la théorie des cordes. Il est ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et parmi ses nombreuses distinctions figure la médaille d’Einstein.

J’ai écouté sa conférence du 14 septembre 2011, disponible ici en mp3 (le son s’améliore au début de la conférence qui commence à la 5ème minute) et ici sous forme de planches (à regarder tout en l’écoutant).

J’ai été surpris de constater là aussi des positions osées de Thibault Damour sur la futur et la causalité qui rejoignent mon point de vue (encore plus osé), exception faite de la question métaphysique du libre arbitre qu’il n’aborde pas, étant donné que la physique ne dit rien ou presque à ce sujet ni sur celui de la conscience.

C’est d’ailleurs pourquoi la physique élimine aujourd’hui aussi facilement le temps présent de notre réalité, en nous montrant que le temps présent n’a pas de sens physique, à l’opposé de notre sens commun et aussi de la philosophie boudhiste qui accorde au contraire une importance fondamentale à l’ici et maintenant” ou à la “pleine conscience”, en niant jusqu’à l’existence du passé et du futur. La physique fait aujourd’hui tout le contraire, mais nous verrons qu’il est possible de concilier ces deux points de vue extrèmes.

Le titre de cette conférence de Thibault Damour est:

Physique et réalité, le temps existe-t-il ?

(conférence donnée le 14 septembre 2011 à l’IHES)

Je vous livre ici les notes que j’ai prises et qui concernent les points qui nous intéressent sur ce site. Néanmoins, je vous conseille de l’écouter, surtout parce qu’elle est passionnante et accessoirement pour vérifier que je ne déforme pas ses propos (j’ai du rassembler certains en une seule phrase pour que ces notes soient plus courtes et plus faciles à lire):

<< … Aujourd’hui, avec la précision des horloges atomiques, on peut détecter que le temps est modifié si vous allez à la vitesse d’une bicyclette (10 m/s) et qu’il va un peu plus vite lorsque vous soulevez une horloge de 33 cm. Vous pouvez donc dormir dans votre cave si vous voulez vivre plus vieux…

La théorie de la relativité restreinte nous dit que le “Maintenant” n’existe pas..

La mécanique quantique décrit la réalité comme une superposition infinie de mondes multiples…

Notre conception habituelle du temps (homme de la rue) est que:
Le temps est extérieur à l’univers matériel : la temporalité survit à l’espace
Le temps est commun à toute la réalité physique : il est absolu
Le temps est irréversible : on ne peut pas revenir en arrière, le temps s’écoule, il fuit…
La seule réalité est le maintenant


La physique nous dit aujourd’hui exactement le contraire de tout ça:
Le temps n’est pas extérieur à l’univers matériel
Le temps n’est pas commun à toute la réalité mais défini localement (il est relatif)
Le temps est fondamentalement réversible
Le passage du temps ne correspond à rien en physique, c’est une illusion


L’espace temps est un bloc à quatre dimensions… Dans ce bloc, il n’est plus possible de définir le “maintenant”. C’est la disparition du présent.

On peut voyager dans le temps grâce au théorème de Pythagore généralisé à quatre dimensions dont une de temps, assortie d’un signe moins. Il existe en effet dans le bloc espace-temps des triangles (A,B,C) pour lesquels il est plus court d’aller d’une arête A à l’autre arête C du triangle en passant par l’arête B (en suivant les deux cotés AB et BC) plutôt qu’en suivant le trajet direct AC.

En une seconde de votre temps vous pouvez voir arriver et vivre ce que sera la terre dans 60 milliards d’années, ou dans 3 mois. Ça c’est un voyage dans le temps, ça c’est réel, et ça on sait que c’est vrai, et ça veut dire que le futur est là: si on peut l’atteindre en une seconde c’est que le futur est déjà là…

En 1922 lorsque Einstein est venu à Paris tous les journaux titraient que le temps n’existe pas…

Le bloc espace temps n’est pas rigide mais élastique.

La variété des cosmos possibles comme solutions des équations d’Einstein fournit des exemples frappants d’univers où l’irréalité du flux temporel devient palpable:
Dans l’univers de Godel on peut revenir dans le passé.
Dans l’univers de Gold le temps peut s’écouler à l’envers.

D’après les lois de la physique, des morceaux de verre brisé peuvent reformer le verre, ce n’est pas impossible, c’est juste une question de probabilité…. De temps en temps, dans l’univers de Boltzman, il apparaît ainsi une fluctuation spontanée qui peut fait apparaître ce genre de choses très improbables. C’est la paraphrase des singes, si vous faites taper à la machine à écrire 10 puissance 20 singes, de temps en temps un singe peut taper par hasard toutes les oeuvres de Shakespeare: ça arrive! … Dans cet univers de Boltzman il est possible que dans une région de l’espace le temps s’écoule à l’envers… Aujourd’hui, cette idée de Boltzman de la possibilité de mondes antichrones est redevenue à la mode.

Jusque là je vous ai décrit un espace-temps classique. Si maintenant on considère l’espace-temps quantique, on a une superposition de plusieurs possibilités (de blocs d’espace-temps). Vous tirez pile et face, dans l’espace-temps quantique les deux possibilités pile ou face coexistent simultanément. Pour avoir une image de ça, vous vous représentez les différentes versions du film d’Alin Resnais “smoking-no smoking” et vous les surimpressionnez aux mêmes moments… vous n’y verrez pas grand-chose mais ça, c’est la réalité quantique:

On peut résumer un peu tout ça en citant Kant: les objets se règlent sur notre connaissance et non l’inverse. L’objet est défini par la connaissance et non l’inverse. C’est ce qu’Einstein disait d’une autre façon: la physique est une sorte de métaphysique, elle décrit la “réalité” mais en fait nous ne savons pas ce qu’est la réalité.

Einstein disait autre chose dans sa correspondance avec son ami intime Bosso juste avant sa mort: la séparation entre le passé, le présent et le futur ne garde que la valeur d’illusion, si tenace soit-elle.

Le temps est une illusion.

Et pour conclure, aujourd’hui je suis souvent déçu que la plupart des philosophes ne s’intéressent pas à ça, les cotés existentiels sont assez évacués, la physique c’est devenu une technologie, quelque chose d’utile mais pas quelque chose qui nous parle à tous, mais je pense que dans un certain nombre d’années tout ça sera compris par tous et ça changera les choses. Ca aura un impact très fort sur les concepts métaphysiques essentiels, les religions et toutes leurs conséquences. Voilà. Merci pour votre attention.”

Fin de la conférence.

Première question de JLL: ma question est très simple, elle concerne le principe de causalité. On sait qu’en général les évènements du passé ont pour conséquence ceux du futur. Dans la vision du temps que vous présentez, est-ce qu’il peut y avoir un principe de rétrocausalité, est-ce que le futur peut influencer le présent ?

Réponse de Thibaut D’amour: Hors la question de la seconde loi de la thermodynamique c’est à dire d’un état particulier spécial pour l’univers, toutes les lois de la physique sont invariantes par renversement du temps, c’est à dire qu’elles prédisent aussi bien le passé, donc la causalité est symétrique. La causalité, si je vous donne l’état à l’instant t, vous noterez qu’il y a la fois ce qui se passera à t+1 qu’à t-1…

Quelques mots de Thibault Damour en réponse à d’autres questions:

A propos de questions existentielles, il répond: Beaucoup de gens, semble t-il, pas moi, ont peur de la mort… le jour où une telle vision rendra totalement existante la racine de cette peur, ça peut changer les choses.

Et enfin, à propos des tachyons qui permettraient de remonter le temps en allant plus vite que la lumière, Thibault Damour répond: il n’y a pas besoin d’aller plus vite que la lumière pour faire des voyages dans le temps y compris dans le passé.

Pour résumer les points qui concernent directement la TDC (théorie de la double causalité), Thibault Damour nous dit donc que:
Le futur est déjà là,
L’espace-temps est un bloc élastique à 4 dimensions,
Cet espace-temps est susceptible d’évoluer parmi différentes versions de blocs superposés qui correspondent aux mondes multiples de la mécanique quantique, et ceci hors du temps présent qui n’a pas de sens en physique,
Le futur peut avoir une incidence sur le présent par rétrocausalité (ou causalité rétrograde ou rétrochrone).

Nous avons là, en dehors de la notion de libre arbitre, tous les ingrédients de la TDC, qui me conduisent à quelques remarques: Le fait de parler de plusieurs ou d’une infinité d’espace-temps à 4 dimensions introduit d’emblée une 5ème dimension au moins, ce qui n’est pas étonnant puisque la théorie des cordes à laquelle semble adhérer Thibault Damour en introduit 11.

Je pense, comme beaucoup de physiciens, que la possibilité que l’univers évolue selon différentes formes qui le feraient passer d’un bloc à un autre (dans l’ensemble de tous les blocs possibles superposés) est liée au mécanisme quantique de réduction d’états déclenché par les observateurs de notre univers, aussi je me demande pourquoi TD n’en parle pas. A-t-il voulu éviter les points délicats ?

Le fait d’envisager ce passage d’un univers-bloc à un autre (univers parallèle) réintroduit d’office la fonction du temps présent, puisque toute observation se fait nécessairement au temps présent.

Il reste à savoir si cette fonction du temps présent opère une sélection par hasard, ou si cette sélection pourrait dépendre de notre libre arbitre.

Reprenons maintenant la citation que fait TD de la lettre d’Einstein à son ami Bosso, mais dans sa version plus complète:

« La distinction entre passé, présent et futur n’est qu’une illusion, aussi tenace soit-elle. Le temps n’est pas ce qu’il semble être. Il ne s’écoule pas dans une seule direction, et le passé et le futur sont simultanés. »

Si le passé et le futur sont simultanés, a fortiori ils le sont avec le présent aussi.

Cela signifie que si une observation au temps présent déclenche une transition d’un univers bloc, dont le futur est déjà là initialement, à un autre, qui serait en conséquence totalement nouveau dans son futur (par exemple une observation de “pile” plutôt que “face” qui changerait instantanément tout le futur) alors on peut tout aussi bien dire que ces nouvelles conséquences pour le futur ont eu pour résultat rétrocausal de nous faire observer “pile” plutôt que face; puisque la causalité est à double sens et que les conséquences sont simultanées avec leur origine (le tirage).

Ceci veut dire que pour un physicien renommé, il vaut mieux éviter la question du libre arbitre, car puisque le libre arbitre a comme propriété première de nous permettre de privilégier un futur au dépend d’un autre, nous aurions là une inévitable influence instantanée de notre conscience (par laquelle s’exerce le libre arbitre) et par conséquent de nos pensées sur notre futur. Quelle horreur !

Quel physicien parmi les élites médiatisées va donc oser un jour aborder l’hypothèse du libre arbitre ? Voila la question que je me pose. Personnellement, je pense que Thibault Damour est mûr pour faire le grand saut, plus encore grâce au nom qu’il porte.


Carlo Rovelli

 

Et si le temps n’existait pas ?

Un peu de science subversive

Carlo Rovelli est un physicien italien et français de renommée, actuellement entre autres titres, directeur de recherche au CNRS au Centre de Physique Théorique de Luminy à Marseille.

Il est internationalement réputé pour être le principal auteur avec Lee Smolin, de la Théorie de la Gravitation Quantique à Boucles qui propose une unification de la Théorie de la Relativité Générale et de la Mécanique Quantique, le problème le plus fondamental de la science actuelle (ou comment rendre compatibles nos descriptions de l’infiniment grand et de l’infiniment petit ?).

À mon sens, les deux aspects les plus intéressants de sa théorie, auxquels j’adhère, sont de prédire d’une part une structure discrète de l’espace à très petite échelle, et d’autre part d’affirmer que le temps n’existe pas fondamentalement, mais provient d’une illusion thermodynamique qui serait due à notre connaissance ou perception limitée de l’univers.

Je vous conseille vivement, même si vous n’avez aucune formation scientifique, de vous procurer son dernier livre “Et si le temps n’existait pas” que j’ai eu grand plaisir à lire. Il est très facile à comprendre car il est écrit avec une grande simplicité et un talent de vulgarisateur rarement égalé. Le lecteur éprouvera de la sympathie pour l’auteur en rapport à son coté un peu rebelle, attachant et fragile, mais surtout de l’admiration pour sa capacité surprenante à mettre à la portée de tout le monde des idées souvent considérées comme incompréhensibles.

Son livre n’est subversif qu’en apparence, dans la mesure où il n’hésite pas à nous parler de l’état lamentable de la physique fondamentale d’aujourd’hui. Mais il dresse au final un état des lieux très positif, si ce n’est de l’état de la science, en tout cas de l’esprit et de la démarche scientifique. Ainsi, peut être suscite t-il des vocations à devenir physicien, n’hésitant pas à inviter le lecteur lui-même à trouver l’idée qui manque à la physique actuelle pour la sortir du bourbier.

Voici quelques citations de son livre suivies de mes commentaires en liaison avec ma propre recherche:

<<Le déterminisme et le continu, deux structures de base de la pensée classique sur la matière, sont désormais caducs. Quand on regarde le monde de très près, il est discontinu et probabiliste. Voilà ce que nous ont appris les deux grandes révolutions conceptuelles du début du XXème siècle, qui, je le rappelle, ont été vérifiées de façon extrèmement précise et qui sont à la base de toute notre technologie actuelle.>>

Voila qui est dit de façon claire et qui nous aide à enterrer le postulat du déterminisme scientifique (que Stephen Hawking réaffirmait pourtant dans son dernier livre). Remarquez maintenant que l'indéterminisme "probabiliste" de Carlo Rovelli s'accompagne d'une seconde révolution conceptuelle: notre espace serait discret, c'est à dire discontinu comme les pixels ou grains d'une image. Il aurait donc une résolution spatiale minimale en dessous de laquelle la notion de distance n'aurait aucun sens, ce que Carlo Rovelli exprime en parlant de grains d'espace:

<<Il doit donc y avoir des "grains" d'espace. De plus, la dynamique de ces grains doit être probabiliste. Donc, l'espace doit être décrit comme un "nuage de probabilités de grains d'espace"... C'est une conception qui donne un peu le vertige, tant elle est éloignée de notre intuition usuelle, mais c'est pourtant cette vision qui découle des meilleures théories.>>


Personnellement, en tant qu'informaticien de la vision artificielle et du traitement d'images, cette conception ne me choque pas du tout, pour différentes raisons :

(1) Une raison "classique": toute structure de l'espace en grains entraine obligatoirement une dynamique probabiliste avec une généralisation à l'échelle macroscopique de l'indéterminisme, par le simple fait que la précision requise sur les conditions initiales pour conserver une trajectoire déterministe, y compris pour des systèmes très simples et très mécaniques comme le billard, devient très vite inférieure à la taille d'un grain d'espace, ce qui est par définition impossible dans un tel espace.

(2) Une raison pratique: lorsque je veux relier par une ligne droite deux pixels d'une image j'ai un souci d'ambiguité car il y a plusieurs chemins possibles, aucun chemin n'aboutissant à un trait parfaitement droit. On ne fait alors que déformer ce trait par une suite de pixels qui ne sont jamais strictement alignés, sauf cas particulier. Pour tirer par exemple un trait entre deux pixels qui sont sur la même ligne horizontale mais à 1 pixel près, on a autant de façons différentes de le faire qu'il y a de pixels entre les deux. Il existe d'une façon générale de multiples possibilités pour joindre deux pixels (grains de mon espace image) en passant par le chemin le plus court, c'est à dire par le même nombre de pixels ou grains.

(3) La raison fondamentale pour laquelle j’adhère à la vision de Carlo Rovelli: il rejoint (sans le dire) la physique de l'information, qui part du principe que nous vivons dans un univers où tout volume de l'espace contient une quantité limitée d'informations spatiales :

<<Quand nous disons que le volume d'une boite est d'un mètre cube, nous comptons en réalité combien de grains d'espace, ou plutôt combien de "quanta du champ gravitationnel" il y a dans la boite. Les quanta sont évidemment très petits. Dans une boite d'un mètre cube, leur quantité est donnée par un nombre d'une centaine de chiffres>>

Oui mais cela reste un nombre fini, et il n'est alors plus tout à fait correct de parler d'espace, car on a plutôt un réseau d'informations: chaque grain de l'espace est relié à d'autres grains (généralement ses voisins) par une "connexion réseau", en quelque sorte. Il devient alors aussi impropre de parler de volume, car un volume est une quantité d'espace, or en théorie des boucles l'espace est devenu le champ gravitationnel. En recherchant ce que devient ce champ à l'échelle quantique, Carlo Rovelli et Lee Smolin ont alors découvert, à l'aide de l'illustre mathématicien Roger Penrose, que leurs calculs aboutissaient à une structure en réseau, dite réseau de spin:

<<Résultat du calcul: le volume était en effet une variable non continue, et donc l'espace est constitué de quanta de volume, ou de quanta d'espace. Or, nous avons découvert que ces quanta d'espace se trouvent exactement aux intersections des boucles...[Ces] intersections sont les grains d'espace que nous recherchions...Les intersections sont devenues plus importantes que les lignes. Nous avons cessé de parler d'un ensemble de boucles avec des points d'intersection, pour parler d'un ensemble de points, les intersections, reliés entre eux pas des liens, c'est à dire par un réseau.>>

Si l'on fait abstraction de l'information contenue dans le champ gravitationnel (dans les boucles) en se repositionnant dans un cadre classique où l'on tient rarement compte de la courbure de ce champ, une conséquence importante de la théorie des boucles en cosmologie est de limiter la quantité d'informations contenues par l'univers à son origine:

<<Juste après le Big-Bang, l'Univers était très petit; on peut dire qu'il était fait d'un très petit nombre de grains d'espace.>>

<<L'Univers se contracte de plus en plus à mesure qu'on s'approche du Big-Bang, mais il ne peut pas devenir arbitrairement petit, parce que dans la théorie des boucles il n'existe pas de volume arbitrairement petit: l'espace est quantifié.>>

Il faut en déduire que l'information purement spatiale contenue dans l'univers est toujours limitée, même si elle augmente avec le temps au fur et à mesure de son expansion. Or si l'on se réfère à mes constatations sur la perte d'information spatiale subie par des boules dans un billard, il y a lieu de se demander comment l'univers peut compenser cette perte, car la logique voudrait qu'à cause de cette perte inhérente à toute interaction, il ait depuis longtemps perdu toute son information spatiale ! Or quoi d'autre que l'observation (par le biais de la conscience ?) pourrait permettre de compenser cette perte d'information ? Si l'on part sur cette hypothèse, alors il faudrait admettre que l'observation permettrait d'engendrer l'espace lui-même en y réintroduisant sans cesse de l'information. Je suis séduit par cette idée, et j'aurais aimé que Carlo Rovelli donne son point de vue sur le rôle de l'observateur dans son livre. Ne l'ayant pas trouvé, je suppose qu'il a fait preuve de prudence en affirmant rien qui ne soit bien établi (par ses publications). En ce sens je trouve que son livre n'est pas vraiment subversif (je le suis bien plus que lui). Quoi qu'il en soit, il m'a passionné parce que j'ai senti qu'il touchait du doigt la question fondamentale de la physique actuelle, celle qui devrait pouvoir faire basculer cette physique dans un nouveau paradigme où l'information et la conscience auraient un rôle à jouer. Pour ma part, je pense que ce rôle fait intervenir les fluctuations de la gravité et/ou les dimensions supplémentaires de l'espace. Dans un sens, c'est ce que fait la théorie des cordes, or Carlo Rovelli reconnaît que sa théorie a indéniablement des points communs avec cette théorie:

<<Les deux théories [des cordes et des boucles] ont indéniablement des points communs, en particulier l'idée centrale selon laquelle ce sont des objets à une dimension qui sont le support du champ gravitationnel à l'échelle fondamentale, qu'on les appelle cordes ou boucles. Il y a d'autres idées et développements en cours, en dehors des cordes et boucles. En particulier, Alain Connes a développé une autre description mathématique possible de l'espace physique, la "géométrie non commutative".... J'ai un peu étudié ces idées d'Alain et j'y ai contribué par quelques articles très marginaux. Ma conclusion est que je ne serais pas du tout surpris si la géométrie non commutative faisait partie, d'une manière ou d'une autre, de la synthèse que nous cherchons.>>

Je précise qu'Alain Connes rajoute lui-même en chaque point de l'espace une clé à 6 dimensions supplémentaires spatiales (et discrètes), soit à peu près le même nombre que la théorie des cordes (qui en rajoute 6 ou 7 suivant les versions). Il apparait ainsi un lien fort probable entre le champ gravitationnel et les dimensions supplémentaires. Ne serait-ce pas deux façons de concevoir la même chose, en l'occurence le rôle de la conscience dans l'apport d'informations spatiales dans l'univers ?

Sans répondre à cette question trop spéculative, je termine par cette citation où Carlo Rovelli nous explique sa conception du temps:

<<... le temps est un effet de notre ignorance des détails du monde. Si nous connaissions parfaitement tous les détails du monde, nous n'aurions pas la sensation de l'écoulement du temps. J'ai beaucoup travaillé sur cette idée et sur l'idée mathématique qui la soutient; celle ci doit montrer comment des phénomènes typiques liés au passage du temps peuvent émerger d'un monde atemporel, lorsque nous en avons une connaissance limitée.>>

Or, si l'on relie le temps à la conscience (du temps présent), ce qui est manifestement tout ce qui lui reste au moment où il se trouve banni de la physique, c'est la conscience elle-même qu'il faut alors relier à notre ignorance des détails du monde. N'aurait-elle pas justement comme fonction de faire émerger ces détails ? Elle les ferait alors émerger d'un monde atemporel, comme le suggère Carlo Rovelli. Dans ce cas, les dimensions supplémentaires, si elles existent, pourraient bien être atemporelles: elles seraient tout simplement celles de ce monde atemporel. Dimensions supplémentaires ou fluctuations de la gravité, n'aurait-on pas justement là deux façons mathématiques d'introduire un Esprit Atemporel dans la physique ?

Et pour conclure, voici une citation de Bergson dont l'intuition lumineuse à mon sens, à coté de laquelle celle de Carlo Rovelli ne démérite pas, m'a toujours laissé réveur:

« A quoi sert le temps ?... le temps est ce qui empêche que tout soit donné d'un seul coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il pas alors le véhicule de création et de choix ? L'existence du temps ne prouverait-elle pas qu'il y a de l'indétermination dans les choses ? »

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