12 août 2017

Légitimité de l’impôt


Cela fait des siècles, en fait des millénaires, que les philosophes réfléchissent au sujet de l’État. Jusqu’à très récemment, pourtant, aucun ne s’était véritablement intéressé à la question de l’impôt.

En un sens, cela est très étonnant, car son pouvoir de taxation est l’un des principaux caractères de l’État : c’est non seulement l’un des biais par lesquels il se manifeste le plus couramment à l’homme ordinaire, mais aussi le critère qui, au sein des sciences sociales, permet de distinguer l’État de tout autre institution, et donc de le définir.

L’État est, à la différence de la famille, de l’association, de l’entreprise, etc., en droit de se financer par l’impôt, c’est-à-dire en obligeant et contraignant ses membres à lui transférer une partie de leurs richesses.

Le sociologue Max Weber, auteur de la définition la plus célèbre et généralement admise de l’État, avait bien pointé le fait que celui-ci est synonyme de « monopole de coercition légale, » c’est-à-dire seul en droit d’agir au moyen de la force. Mais, alors que l’on associe d’ordinaire cette formule aux activités de police par lesquelles l’État assure la sécurité publique, il faut bien admettre que le recours de l’État à la contrainte doit logiquement consister tout d’abord à prélever des impôts pour se financer. La taxation est donc bien, au propre comme au figuré, le fondement-même de l’État.

Historiquement, cela se vérifie d’ailleurs dans le fait que les trois grandes révolutions à l’origine de l’État moderne ont porté sur cette question. En Angleterre, il s’agît de donner au parlement le pouvoir royal de lever l’impôt. Aux États-Unis, il s’agît pour une colonie de se libérer d’une exploitation fiscale forcenée. En France, il s’agît d’établir le principe d’égalité devant l’impôt et donc de mettre à bas l’Ancien régime en faveur d’une société de citoyens égaux en droits.

Tout questionnement relatif à la nature de l’État, la source de son autorité, et les limites de sa légitimité passe donc par cette question : qu’est-ce que l’impôt ? Et pour quelles raisons, et dans quelle mesure, est-il justifié ?

Une réponse bien connue est que l’impôt ne serait rien d’autre qu’un paiement pour service (public) rendu : de même que SFR offre un service de téléphonie mobile à ses clients, pour lesquels elle les charge, de même l’État fournirait un ensemble de services publics (police, tribunaux, école, assurances sociales, etc.) pour lesquels il met ses citoyens à contribution.

L’objection consiste alors à pointer le fait que, contrairement aux abonnés de SFR, qui avaient le choix entre des compagnies et des offres concurrentes, voire celui de ne pas s’abonner du tout, les citoyens sont contraints d’acheter les services fournis par l’État.

Bien entendu, des contre-objections existent : on dira ainsi que les citoyens ont signé un contrat avec l’État, dès lors qu’ils ont accepté de vivre sur son territoire, contrat qu’ils peuvent rompre en émigrant. Ou bien on prétendra que les services publics en question sont, non pas imposés, mais demandés par la population par le biais d’élections.

De tels arguments pourraient être critiqués dans le détail, mais cela serait une perte de temps, car ces rationalisations de l’impôt reviennent en fait à éluder la question. Toutes les justifications de l’impôt essaient de réduire, de manière plus ou moins maladroite, l’impôt à l’échange marchand, et de ce fait ne servent pas le but affiché. Car ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi un transfert de richesses peut être justifié alors même qu’il est obligatoire, contraint et forcé (un impôt), et non un acte d’achat et de vente comme un autre.

Ainsi, les citoyens ont peut-être la possibilité d’émigrer mais la question de savoir ce qui autorise un État à imposer sa fiscalité sur un territoire reste entière.

Si l’on voulait un véritable parallèle avec l’activité de SFR, il faudrait s’imaginer que cette compagnie décide d’installer un émetteur dans un village reculé, puis impose à ses habitants de la rembourser, sous prétexte que celui-ci leur rend un service.

De même, le fait que les citoyens élisent ceux qui les gouvernent élude la question essentielle : nécessairement, le processus conduit à ce que certains fassent financer en partie par d’autres des actions publiques dont ces derniers ne veulent pas. De quel droit ? Le cas est notamment très clair dès lors que l’action en question implique redistribution.

L’opinion courante admet que l’impôt est légitime. Mais il ne s’agit le plus souvent que d’une opinion basée sur des sophismes. La tâche de la preuve reste donc à accomplir pour les non-libéraux.

Les libéraux avancent de leur côté un principe qui rendrait l’impôt illégitime, et dont ils déduisent que la société devrait uniquement consister en des échanges volontaires, généralement marchands. Ce principe, sous des formes diverses, affirme que l’initiation de la force est toujours illégitime.

Les non-libéraux peuvent refuser ce principe. En fait, ils le doivent s’ils veulent justifier l’État, l’impôt, les services publics et la redistribution. Mais alors ils doivent expliquer en quoi ce principe est faux, et avancer un principe alternatif justifiant les politiques qu’ils défendent. Jusqu’à maintenant, personne n’y est parvenu.

Dans les deux articles précédents, j’ai essayé de m’attaquer à ce que je pense être de pures erreurs logiques, si communes qu’elles passent pour des évidences, et sont à la base de l’antilibéralisme généralisé de la population.

J’ai mentionné plus haut deux de ces « illogismes » concernant l’impôt. Pour conclure, je voudrais m’intéresser à deux autres arguments, sans lesquels il semble bien difficile de justifier quelque forme de redistribution que ce soit.

Le premier consiste à croire que la fin justifie (au sens logique) les moyens. Ce type de faux raisonnement ne se limite pas à la justification de la redistribution : les hommes ont d’une manière générale tendance à accepter un raisonnement, bien que faux, dès lors qu’il est en accord avec leurs désirs et leurs convictions.
 
Considérons le raisonnement suivant : « il serait bien que tous les membres de la société aient une assurance santé de qualité. Or certains ne sont pas en mesure de se la procurer. Il est donc bien que l’État fasse en sorte que ceux qui le peuvent, paient pour ceux qui ne le peuvent pas. » Tout le monde acceptant la prémisse (« il serait bien que tous les membres de la société aient une assurance santé de qualité »), et beaucoup acceptant la conclusion (« il est bien que l’État fasse en sorte que ceux qui le peuvent paient pour ceux qui ne le peuvent pas »), on croira avoir là une justification suffisante.

Mais, d’un point de vue logique, le raisonnement n’est pas valide. Le fait qu’une fin soit bonne « dans l’absolu » n’implique pas du tout que les moyens nécessaires pour l’atteindre soient dès lors justifiés. Encore faut-il savoir si ces moyens sont les seuls, les plus efficaces, bons et si la fin en question reste bonne « à ce prix » ?

Ainsi, on pourrait très bien écrire : « il serait bien que tous les membres de la société aient une assurance santé de qualité. Et tous ne le peuvent pas. Mais cela ne donne cependant pas le droit à l’État de leur transférer des richesses appartenant à d’autres. »

Une analyse de détail verrait que l’erreur précédente n’est pas seulement logique, mais réside en grande partie dans un emploi confus de termes tels que « bien ». Ainsi, lorsqu’on dit qu’il serait « bien » que l’État redistribue, on veut dire par là qu’une telle action permettrait d’atteindre une fin désirable. Mais cela n’est pas une justification suffisante, car il faudrait encore savoir si une telle redistribution serait également « bien » au sens de non-contraire à un principe moral tel que celui de non-agression (selon lequel l’initiation de la force est toujours un mal) cité plus haut.

Précisément, la seconde erreur logique à la base de nombreux arguments favorables à la redistribution repose sur une telle faute de langage : une ambiguïté dans l’emploi du terme « justice ».

On dira ainsi qu’ « il n’est pas juste que certains soient favorisés, et d’autres défavorisés, par leurs situations de départ, et il est donc juste que l’État favorise l’égalité des chances. » Là encore, parce que l’on accepte généralement la prémisse et/ou la conclusion, on jugera le raisonnement valide, et on croira avoir trouvé une justification à la redistribution.

Pourtant, l’argument repose sur un sophisme, et est logiquement invalide. C’est que l’on a pris le terme de « justice » en deux sens différents. Dans la première occurrence, il s’agit d’une justice « cosmique », telle que celle dont on parle lorsque l’on dit qu’il est injuste que l’une de deux jumelles soit belle, et l’autre moins. Dans la seconde occurrence, il s’agit au contraire de la justice de l’action d’une personne envers une autre, telle que celle dont parle le principe de non-agression lorsqu’il énonce qu’il est injuste d’initier la force envers autrui.

Si une personne en vole une autre, il est juste que la seconde récupère son bien. Mais le fait qu’il soit « injuste » qu’une personne soit née pauvre alors que d’autres sont nées riches n’implique pas qu’il soit juste qu’elle fasse rétablir la balance par l’État. La grande différence entre les deux cas est évidemment que, dans le premier (les jumelles belles et moins belles, les enfants riches et moins riches), aucune action injuste n’a été commise qui devrait être réparée.

Pour conclure, à quand une défense de l’action publique et de la redistribution, ainsi qu’une critique du libéralisme, qui prenne la peine de se justifier sans faire appel à des sophismes ?

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